la honte

Publié le par Thierry Raby

Au départ mon petit monde est plein et sans limites
telle ma curiosité. Je me sens libre d'y évoluer comme je suis, de profiter de ce qui se présente à moi.
Les interdits paraissent justes, les permissions prometteuses. Mes peines et mes douleurs ne durent pas et personne ne vient souiller mon quotidien.
Et puis je suis allé à l'école.
La communale de Villejésus. Deux classes, les petits et les grands. Deux cours de récré, filles ou garçons. Un couple d'instituteurs, moches et sévères.        
On entre par le préau.
Je reste là,                     immobile contre le pilier devant la porte de la classe, au milieu de visages tous inconnus qui courent et crient.
Même si ma mère me l'a dit, je ne sais pas bien ce que je fais là, ni ce que l'on attend de moi.
J'ai mal au ventre    j'ai peur      je me tais.
C'est maintenant l'heure de rentrer.
Soudainement, alors que le silence s'est imposé,
je sens dans ma culotte ma merde se répandre.
Je m'avance vers la maitresse les jambes raides et écartées, le regard au sol. Les autres rient sûrement,   je n'ose pas les regarder. Tout mon intérieur se tord sur lui-même et rétrécit douloureusement.
Je voudrais disparaitre      ne plus exister.
Je me sens humilié par ma propre matière, mon intimité exposée à la vue de tous,
souillé de ces regards sur mon incurie. 
Seul, différent des autres, pas à la hauteur des usages de mon âge.
Pour la première fois je crois, j'ai honte.
Dès lors, je suis sur mes gardes à chaque nouvelle rencontre. Je décèle les jugements dans le regard de l'autre et cherche à anticiper ses demandes.
Face à des inconnus je suis facilement désemparé et je rechigne à m'inscrire dans un groupe. Je me méfie des codes sociaux et des obligations du savoir vivre,
même si je sais m'y soumettre afin de passer innaperçu ou me faire admettre.
Dans chaque situation sociale, un regard extérieur s'impose à moi. Un troisième oeil avec des reproches dans la voix, un superviseur aux traits changeants, qui juge du bien séant de mes différents agissements.
Dès que germe un doute, je dois me justifier, argumenter dans un monologue intérieur.
Quand je me sens à coté de la plaque, le sol se dérobe sous mes pieds et les seuls prémices de ce mal être récurrent  m'enjoignent de fuir par tous les moyens. 
Parfois je préfère éviter tout contact humain et vivre dans un monde parrallèle.
A la même époque, je découvrais une autre solitude 
dans la grande propriété familiale. Ce carcan devint sûrement vite étouffant car j'ai commencé à me singulariser sur les bancs de l'école, à manifester mon indépendance, mon impertinence. Plus tard, je suis passé à des provocations et des franchissements de lois, spontanés ou choisis pour exprimer ma révolte et pour me faire éprouver du plaisir à la place de la honte.
Cette entrée dans le monde par la porte étroite de l'école a laissé des cicatrices et particulièrement affecté mon développement et ma manière d'être.
Ce n'est pourtant qu'après quarante ans de stratégies d'évitement et de contestations frontales, que j'ai pu mettre un mot et du sens sur cette expérience douloureuse et lourdement inhibitrice. J'ai écouté un jour la description détaillée des ressentis provoqués par la honte et j'ai entendu mon expérience mise en mots. J'ai découvert qu'avant d'être intériorisé, ce sentiment de rejet de soi-même était déposé en nous par le regard des autres quand ils méjugent et méprisent.
Le jugement,
celui du vis à vis qui condamne, de la morale sociale qui réprouve,
celui que nous avons interiorisé sans l'approuver
et nous habite sans se faire connaitre,
réveille chez certains d'entre nous
la sensation douloureuse du mépris de soi-même.
Elle commence par le feu aux joues ou l'ouragan dans les boyaux et finit en volonté de disparaitre sur le champ
et sans honneur.                                               TR

Publié dans mon avis sur ma vie

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